Xavier Jullien, E vitrum et concreto, 2025
Directeur du Centre d'art Madeleine Lambert, Vénissieux
Commissaire de l'exposition éponyme, du 1er février au 12 avril 2025
Le Centre d’art Madeleine Lambert, Vénissieux, invite Guénaëlle de Carbonnières pour une exposition personnelle très ancrée dans son lieu et entièrement produite à cette occasion. Formant de ce fait un ensemble cohérent d’œuvres inédites qui dialoguent entre elles, l’artiste confirme ici la fluidité des formes et des médiums dans sa pratique : les images deviennent volumes, le noir et le blanc transposent leurs lumières dans l’opacité et la transparence, le lourd devient léger et le solide, fragile.
Alors que le renouvellement urbain poursuit son cours dans la plupart des périphéries qu’on appelle historiquement « les grands ensembles », Guénaëlle de Carbonnières nous plonge ici dans le passé et le présent de Vénissieux. Après une résidence de trois mois menée au printemps 2024 au Centre d’art Madeleine Lambert, elle a focalisé plus particulièrement son attention sur le plateau des Minguettes, en explorant son histoire sociale et humaine à travers les rencontres, la photographie, l’architecture et l’archive.
L’exposition est l’aboutissement de ses recherches à la fois historiques et plastiques. L’artiste mêle des pratiques contemporaines (le verre sérigraphié, la gravure au laser) à d’autres plus ancestrales (la gomme bichromatée, le sténopé). En utilisant et en détournant les procédés photographiques analogiques, elle incorpore dans ses œuvres les matériaux de la ville moderne et notamment le verre, le fer et le béton, en adoptant une démarche expérimentale. Ainsi, elle explore et hybride les techniques sans opposer industrie, création contemporaine et arts appliqués. Pour cette exposition, Guénaëlle de Carbonnières s’est d’ailleurs adjoint la complicité de Mélanie Faucher - artiste et vitrailliste - qui a notamment gravé des dessins sur les surfaces vitrées et participé aux expérimentations de cuissons et d’impressions sur verre.
Le titre E VITRUM ET CONCRETO (de verre et de béton) sonne comme un programme-choc : celui de la planification et de l’avènement du plateau des Minguettes : plus de 9 000 logements construits entre 1965 et 1973. Mais au-delà de la radicalité des matériaux du bâtiment et de leur affirmation très sculpturale dans l’espace urbain - comme dans l’exposition - la fragilité affleure. L’artiste s’intéresse aux destructions, initiées dès 1983 et à leur caractère sidérant, à leur retentissement humain. Quelques dates : 11 octobre 1994, les dix tours du quartier Démocratie chavirent et se morcellent au sol, sous l’effet des explosifs placés selon la technique de « semi-foudroyage ». D’autres suivent, jusqu’à récemment, le 2 avril 2021 à Monmousseau : une barre de 115 mètres de long disparaît dans une aura de poussière en l’espace de quelques secondes. Nuages de béton, nuées d’histoires. Cette architecture qu’on dit brutaliste reçoit comme en retour la violence du choc. Certaines de ces constructions emblématiques d’une époque se voient retirées du paysage au fil des dernières décennies ou sont destinées à tomber prochainement.
Dans les œuvres de Guénaëlle de Carbonnières, les matériaux sont isolés, retravaillés, mis à nu, morcelés et réagencés. Ils deviennent à la fois sculptures et supports, révélant des nuances délicates, inattendues et toute une poétique visuelle et muette arrachée à la ville. Objets de transition urbaine, les immeubles des grands ensembles cristallisent aujourd’hui une certaine conception des formes bâties, des modes de vie, des besoins d’habitat, au-delà des fantasmes ou des images qu’on pourrait s’en faire. Ils affichent encore leur très paradoxale présence, celle d’une monumentalité vulnérable, qu’on retrouve ici sublimée par l’artiste.
En archéologue, elle recherche, prélève, conserve, rejoue les faits. Elle tente d’approcher une réalité historique, sociale, publique et privée à travers les fragments et les indices. Complétant ses plongées immersions dans les archives locales très denses, elle écoute la matière elle-même, la charge mémorielle contenue dans les débris. Comme si ces derniers avaient la capacité d’encapsuler leurs trajectoires. Si les fenêtres s’imprégnaient du paysage qu’elles regardent, si les toitures se déformaient pour accueillir la mémoire de la météo et des saisons, si les fers qui traversent le béton enregistraient les vibrations de chaque son et des mouvements légers de la terre...
On trouvera dans ses œuvres toute une grammaire urbaine qui se déploie d’une surface à l’autre. Les images d’immeubles glissent dans les trames du tissu, sur le plat des gravats, dans les aspérités luisantes, boursoufflées et coupantes des feuilles de verre fondues. Sous nos yeux la ville devient une idée : une grille régulière, une trame de croisillons de fenêtres, extensible et reproductible à l’infini. On pense aux artistes de l’Architecture radicale, à l’iconoclasme de Superstudio, collectif florentin actif de 1966 à 1982 qui déclinait la grille urbaine comme un motif dévorant qui pouvait tout envahir et se transposer hors sol.
Mais l’attention est retenue par les détails dans le travail de Guénaëlle de Carbonnières : on reconnaît des formes bien locales comme le château d’eau, des rues sillonnant des plans annotés d’où émergent les toponymes. L’artiste se positionne en photographe lorsqu’elle reproduit elle-même le réel, mais elle puise aussi dans les images passées, mélange les archives à ses propres prises de vues, joue des superpositions et des possibilités de stratifications que lui laisse sa maîtrise de nombreuses techniques. Mémoire et présent cohabitent dans les mêmes images : on voit le plan et sa réalisation, un immeuble debout et puis tombant, la construction et la ruine, le réel et sa trace.
Elle conserve aussi les inversions produites naturellement par les techniques qu’elle utilise, mêle l’envers et l’endroit, le positif au négatif. Il en est ainsi dans les grandes images prises au sténopé. Leur création a donné lieu à la transformation de salles entières, calfeutrées de toute lumière pour servir temporairement de chambre photographique. Les tirages directs réalisés pendant ces sessions sont présentés sans artifice et sans retraitement dans l’exposition : tête-bêche et en négatif, comme au jour de la prise de vue.
En laissant la technique affleurer et en escamotant ostensiblement tout artifice visuel, Guénaëlle de Carbonnières se détache de l’illusionnisme propre à la photographie. Ce faisant, elle explore aussi par ses expérimentations les deux siècles de son histoire, émaillée de recherches paradoxales d’illusion, de véracité et de progrès techniques, souvent aussitôt détournés par les artistes. Dans l’exposition, les fragments les plus tangibles et les plus triviaux côtoient l’immatérialité vaporeuse d’images déréalisées, volontiers fantomatiques : de la porosité dans le réel.