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Michel Poivert, À l'intérieur des images, 2022

Historien de la photographie, commissaire d'exposition, professeur des université, fondateur du CIPGP

Texte rédigé pour le Cahier de Crimée n°33,
Catalogue de l'exposition Au Creux des pierres, les plis du temps
, du 17 mars au 14 mai 2022,

Exposition personnelle à la galerie Françoise Besson, Lyon

 

Guénaëlle de Carbonnières appartient à une génération d’artistes pour laquelle l’image ne se réduit pas à une affaire de représentation. Ce qu’il y “à voir” doit désormais dépendre de l’expérience plastique, c’est la seule façon de montrer autrement, en faisant de la matière même et des gestes, les acteurs de premiers plan. Bien que ces expérimentations soient multiples, du textile à la résine, de la sérigraphie au dessin, le photographique en forme une sorte de paradigme discret : photosensibilité, reproductibilité, réalisme et vraisemblance, chimie, optique, révélation, fixation, reflet, transparence, mémoire et oubli… pour énoncer quelques principes attachés au processus analogique. Du photographique donc, plus que de la photographie à proprement parler. Est-ce une ironie de l’histoire ? une technologie jadis destinée à produire l’illusion du réel par son enregistrement est aujourd’hui au service d’une matérialité poétique, d’un outillage capable de “creuser l’image” pour reprendre la formule employée par l’artiste. Comme si nous avions besoin de devenir les archéologues de notre culture visuelle à l’ère du numérique.

 

Mythe de l’Atlandide, icônes de la ferveur d’une religion millénaire, et de ses temples en ruine, monuments fossilisés, voiles d’images encore mentales, c’est l’enfoui que Guénaëlle de Carbonnières déplie devant nous. Non pas des choses mais des projections imaginaires : ce que durant des siècles et des siècles nous avons conçu pour échapper à l’évidence du réel. On croit que l’archéologue découvre des mondes anciens, mais ce qu’il nous rapporte sont les restes de rêves qui avaient pris forme : des temples, des palais, des villes entières et leur cortèges de statues et de bas-reliefs. Mais ils rapportent aussi des traces du quotidien, c’est-à-dire des restes de ceux qui ont imaginé leur propre monde. Rien ne serait donc réel que les vestiges de ce qui fut imaginé. Les moyens techniques les plus élaborés, les sacrifices les plus grands, sont toujours mis au service de la réalisation des idées et des imaginaires. On a beau se rassurer en se disant que tout peut tenir dans notre esprit : les masses solides des architectures existent bien et leur disparition produit une onde de choc durant des millénaires. Sensible à ce qui disparaît, Guénaëlle de Carbonnières l’exprime notamment dans le sentiment ressenti lors des destructions en temps de guerre. Ne sont-ce que des images qui disparaissent alors, ou bien la réalité tangible des bâtiments et des ornements ? Quels moyens plastiques mobilisés pour dire en un seul geste le réel et son absence, si ce n’est en révélant ou en enfouissant ?

 

Les techniques employées par Guénaëlle de Carbonnières sont d’une grande diversité on l’a dit, mais elles sont aussi très élaborées. Des découpes laser  aux impressions thermosensibles, de la gravure à l’emploi de résines époxy, des supports photographiques au dessin ou au grattage, des textiles à la linogravure… dans chaque cas une expérimentation est à l’œuvre. C’est qu’il faut conjurer le pouvoir des images standards et révéler la part d’imaginaire des représentations.

Le principe de réversibilité habite l’œuvre de Guénaëlle de Carbonnières : les miroirs laissent passer la lumière, les dessins apparaissent sur la surface noire de leur support, les textiles transparents permettent au regard de renoncer à l’idée même de revers - puis les dessous aquatiques deviennent surfaces, les liquides solides, et enfin le passé présent. Et même quand tout est noir comme l’encre déposée sur un support sombre, le jeu du passage d’une épreuve gravée à une autre un peu plus creusée forme une série qui s’anime en faisant disparaître la représentation ou bien, par le jeu d’une libre manipulation inverse, apparaître les motifs : conjurer l’entropie, faire en sorte que rien ne soit irréversible, combattre le temps de l’Histoire en préférant celui des cycles d’apparition et de disparition, absoudre l’idée même du drame de la perte…

 

Dans une oeuvre récente, sur des écrans sérigraphiques qui ont conservé par les macules d’encres d’anciennes épreuves des “images fantomes”, l’artiste vient projeter des photographies qui s’ajoutent à ce palimpseste. L’en-dessous sert de terreau à ce qui, croit-on, n’a pas de corps. Mais l’artiste qui creuse l’image nous dit l’inverse : ce n’est pas devant l’image, ni même son revers qui contient encore de quoi nous donner la sensation d’être au monde, c’est l’intérieur des images.

Michel Poivert, La ruine des images, 2021
 

Comme la photographie, l’aquarium fut inventé dans les années 1830. La naturaliste Jeanne Villepreux-Power (1794-1871) construit ainsi le premier aquarium en 1832 pour y étudier le célèbre mollusque argonaute. La même année, Nicéphore Nièpce et Louis Daguerre inventent le physautotype qui permettra d’élaborer ensuite le daguerréotype. Cette coïncidence chronologique traduit peut-être une parenté entre photographie et aquariophilie. Depuis lors, l’aquarium est devenu un loisir dont les équipements semblent associer haute technologie et esthétique pop.

Les aquariophiles ont en effet le choix de quantité de reproductions de ruines, évoquant les monuments de l’Acropole ou bien encore le temple d’Angkor, pour transformer l’aquarium en fantasmagorie. Certes, l’échelle, les couleurs et les finitions de ces vestiges de bazar en font des objets kitsch, mais leur perception dans le contexte d’un nouvel imaginaire, fait d’inquiétude sur la montée des eaux comme de la pollution des océans, ne permet-elle pas de faire de ces innocentes miniatures de nouveaux fétiches ? Ils traduiraient aussi bien notre inexorable naufrage, comme avant nous les habitants de l’Atlandide. À la condition de trouver les moyens de traduire plastiquement cette nouvelle vision des choses. 

C’est la proposition esthétique de Guénaëlle de Carbonnières dans sa série intitulée Les Submergées. L’artiste s’est saisie des photographies publicitaires de ces produits vendus en animalerie pour les soumettre à une opération photographique : mis en contact d’un support argentique photosensible, ils permettent de produire des tirages où les ruines apparaissent en négatif, jouant avec tous les effets chimiques de l’émulsion, faits de lueurs et de coulures qui transforment ces modestes objets en incunables imaginaires de civilisations perdues. Ils rappellent aussi les premières photographies, les calotypes et leurs contours flous que la lumière devait traverser pour produire leur empreinte sur un support sensibilisé aux sels d’argent. 

Dans une seconde phase, les négatifs ayant servi à la réalisation des Submergées sont inclus dans des blocs de résine pour devenir, dans cette nouvelle opération “d’enregistrement”, des Captures Fossiles. C’est une pêche miraculeuse aux ruines, une manière de conjurer la disparition de ce qui est le produit même des atteintes du temps. Ces objets photographiques sont à leur tour des petits aquariums gelés, comme l’ambre qui enferme les insectes pour des millénaires. À l’heure du recyclage et d’une éthique de la consommation, Les Submergées et les Captures Fossiles ont quelque chose d’une fable moderne : les images ne sont-elle pas devenues elle-mêmes les ruines décoratives de notre monde perdu ? 

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